Fim indien

«Dégazé fini manzé boner, fim indien pou koumansé la.» Cette phrase, nombre de Mauriciens l’entendaient les jeudis soir à la maison lorsqu’ils étaient petits. Le film du jeudi commençait à 20 h 05 et toute la famille se retrouvait dans le salon pile à l’heure, car il était hors de question de rater la moindre scène. Chacun avait sa place dédiée, son coin sofa qu’il ne cédait à personne sous peine de se sentir mal à l’aise pendant tout le film. Une fois assis, personne ne se levait non plus, du moins pas avant la première pause pub. Si on devait aller au petit coin, on attendait de pouvoir le faire kan gagn réklam. Certaines fois, on faisait passer des «pistaches» ou du maïs bouillis préparés à l’avance, qu’on dégustait sans jamais quitter l’écran des yeux.

En ce temps-là, il n’y avait pas de DVD ni d’Internet. À part aller au cinéma, il n’y avait que sur la MBC qu’on pouvait voir des films, et le film indien du jeudi était l’occasion pour toute la famille de s’asseoir et passer un bon moment ensemble. C’était un moment qu’on appréciait tous, à tel point que, lorsque les enfants étaient désobéissants, les parents les réprimandaient en leur disant : «Tanto pa rod vinn asiz ansam pou get fim indien la.»

Même les familles non-hindoues regardaient les longs-métrages en hindoustani. La trame du film n’était pas difficile à suivre et on pouvait apprécier l’histoire sans avoir à comprendre les dialogues en hindi. Comme à cette époque, il n’y avait pas de télévision dans toutes les maisons, certains allaient chez les voisins. Pendant la journée, en passant en chemin, la voisine s’arrêtait pour parler un peu et dire : «Fim indien pou zoli tanto, zot vini, nou geté ansam.» Comme il n’y avait pas assez de sofas chez le voisin, les adultes s’asseyaient alors sur les chaises tandis que les enfants s’installaient sur une natte à même le sol ou sur des bancs, serrés les uns contre les autres, pendant les trois heures que durait le film. Souvent, les voisins préparaient le thé pour tout le monde. Ces moments passés ensemble renforçaient les liens, et on se plaisait à dire que «nou bann vwazin zot inpé kouma nou fami mem sa».

Si la voisine comprenait quelques mots d’hindi, elle traduisait certaines phrases à des moments clés pour nous permettre de mieux comprendre ce qui se passait à l’écran. «Li pé dir so frer get ki kantité kas li éna. So frer pé dir li : ‘Selma mwa mo éna mo mama avek mwa’.»

Sinon, on avait tous une cousine qu’on appelait un nam fim indien. Elle regardait tous les films qui passaient à la télé, se souvenait de toutes les scènes et était au courant des films qui allaient être diffusés. Elle se faisait un devoir de nous recommander les films à voir absolument et plus tard nous éclairait sur certaines scènes dont on aurait raté les subtilités. «To pa ti trouvé expréséman li finn kit sa ver dilé-la lor latab, li pa finn bwar li.»

L’histoire tournait souvent autour de deux frères séparés dans leur enfance après un drame familial causé par un bandit, qu’on appelait un dakou. Les frères grandissaient séparément et ne se rencontraient jamais ou se rencontraient sans jamais réaliser leurs liens de parenté. Bien souvent, pour compliquer les choses, un des frères devenait policier tandis que l’autre devenait un hors-la-loi travaillant, sans le savoir, à la solde du bandit responsable des malheurs de sa famille. Parfois aussi, les deux frères étaient des jumeaux identiques, joués naturellement par le même acteur, mais avec des traits de caractère différents.

Les acteurs populaires de l’époque étaient Rajesh Khanna, Amitabh Bachchan, Vinod Khanna et Shashi Kapoor. Lorsqu’on voyait un de ces noms, on savait qu’il était obligatoirement du côté des bons. Au cours du film, il faisait la rencontre de la belle héroïne, souvent jouée soit par la pétillante Hema Malini, la dream girl du cinéma indien, ou la douce et sulfureuse Parveen Babi, ou, le modèle de féminité et de grâce, l’actrice Sharmila Tagore. Lorsqu’ils se rencontraient la première fois, le héros et l’héroïne allaient se détester cordialement avant de se découvrir des affinités et éventuellement tomber amoureux. Arrivaient alors les chansons romantiques ou akter ek aktris couraient autour d’un arbre. Ces chansons étaient un de principaux attraits des films indiens, certaines devenaient de grands succès et on se retrouvait à les fredonner après la diffusion du film.

Contrairement aux films occidentaux, il n’y avait ni baiser ni scènes osées dans les films indiens. À la place, on montrait des fleurs en train de s’enlacer ou des abeilles en train de butiner, vous laissant imaginer ce qui se passait. Cela n’empêchait toutefois pas les adultes, au moment de ces scènes, de dire «bann zanfan ferm lizié».

Dans les films, il y avait, d’un côté les bons, bann akter, et, de l’autre, les méchants, bann kont. Pran était un de ces kont, il était un type à l’allure particulièrement sinistre. Quand on le voyait, on savait qu’il devait obligatoirement être impliqué dans des activités louches qui avaient pour but de nuire à notre héros. Ranjeet était un autre méchant qui jouait souvent le rôle du faux ami qui allait finir par trahir notre héros. L’autre méchant de service était Prem Chopra qui, lui, s’était taillé une réputation de pervers vicieux. On pouvait être sûr qu’au cours du film, il allait avoir des vues pas très catholiques sur la jolie héroïne. Il y avait Danny Denzongpa, un dur impitoyable, et aussi Jaggu, le chauve, une espèce de brute contre qui le héros allait éventuellement avoir à se battre et qui, à un moment, allait sortir un canif de la poche arrière de son pantalon.

Parmi les autres personnages qu’on retrouvait souvent, il y avait Nirupa Roy, la mère torturée qui tombait immanquablement malade et se mettait à tousser sans arrêt ; Ramu Kaka, un vieux monsieur à qui il allait arriver malheur à un moment du film, soit ses enfants allaient le laisser tomber dans la misère, soit son employeur allait le maltraiter, soit le bandit allait abuser de sa fille, se rabattant sur elle après avoir auparavant essayé de séduire la jolie héroïne sans succès ; Bindu, la vamp sans scrupule qui allait s’employer à faire des misères à l’héroïne tout en essayant de séduire le héros ; Lalita Pawar la très méchante belle-mère, et Dara Singh, cet ancien athlète converti en acteur qui allait disputer un combat de wrestling contre le méchant au cours duquel il le faisait tomber d’un mouvement acrobatique en serrant la tête de ce dernier entre ses cuisses, avant de le soulever et le faire tournoyer au-dessus de sa tête.

Puis, il y avait la scène finale, lorsque le héros et le bandit se rencontraient au bord d’un précipice pour un règlement de comptes. Il s’ensuivait alors une série de ‘dishoom dishoom’ que les enfants reprenaient le lendemain dans la cour de récréation. Le bandit faisait tomber le héros et lui donnait des coups de pied : ‘dishoom dishoom’. Le héros se relevait et, à son tour, il projetait le bandit contre le flanc de la montagne et ‘dishoom dishoom’, lui donnait des coups de poing au ventre, encore d’autres dans la figure. Le bandit arrivait à s’en sortir, faisait un croc-en-jambe au héros et les deux tombaient, roulaient le long d’une pente, atterrissaient dans une crevasse, se relevaient et continuaient à se battre, ‘dishoom dishoom’. Chacun essayait d’empêcher l’autre de sortir, ‘dishoom dishoom’, ils réussissaient à quitter la crevasse, ‘dishoom’ et encore ‘dishoom’. Les deux chancelaient mais continuaient à se battre. Et tout à la fin, le héros lui donnait le coup fatal dont il ne se relevait pas. C’était souvent juste à ce moment-là qu’on voyait des policiers arriver pour arrêter le bandit, suivis de la jolie héroïne qui courait se jeter dans les bras de son héros.
Le film prenait fin sur ces scènes et on restait là un moment, se remettant de toutes ces émotions, tandis que sur l’écran, le générique de fin défilait. Juste avant d’éteindre la télé, on disait : «Atann, nou get enn kou rézimé ki fim pou gagné samdi.»

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