Salon coiffèr

« James, gett enn kou ki ou kapav fer pou mo ti-bolom la. Fer li enn zoli lakoup met li dan pop. »

Notre coiffeur s’appelait James. Il était le seul qui avait l’immense privilège de placer ses ciseaux dans mes cheveux et ceux de mes frères, tant notre papa en était fier. Chaque fin de mois, j’allais voir mon père sur son lieu de travail au bazar et il délaissait un moment son étal pour m’emmener chez James pou al taye sévé.

Le salon de coiffure de James n’avait rien des salons modernes d’aujourd’hui ; ce n’était pas vraiment un salon, mais une pièce d’une ancienne maison qui lui tenait lieu d’atelier.

Comme dans la plupart des salons de coiffure en ce temps-là, les murs n’avaient pas connu de nouvelle couche de peinture depuis des années et avaient commencé à jaunir, présentant des traces de moisissures qu’on avait néanmoins essayé d’embellir en placardant des posters de joueurs de football de la ligue anglaise. Lorsque j’allais chez James, je restais toujours là un moment en admiration devant ces affiches tandis que mon papa repartait à son travail.

Ce jour-là, James était occupé à couper les cheveux d’un client. Ce dernier avait une serviette nouée autour du cou pour recueillir les mèches de cheveux qui tombaient à mesure que James les coupait.  Il était assis sur une grande chaise qui se trouvait au milieu du salon devant un grand miroir. Sous ce miroir il y avait une table où étaient rangés plusieurs paires de ciseaux et différents types de rasoir, dont un grand repliable, bien aiguisé et extrêmement coupant. Il y avait également un vaporisateur censé contenir de l’eau de Cologne, ainsi qu’un poudrier qui faisaient fonction de First Aid kit  contre les petits accidents qui pouvaient arriver lors du rasage que James faisait aux adultes, mais jamais aux enfants.

De temps à autre, James s’arrêtait, reculait d’un pas pour évaluer son travail, puis parfois il plongeait sa main dans un tiroir pour attraper un peigne ou une autre paire de ciseaux qu’il utilisait pour s’attaquer à une mèche récalcitrante, tournant autour du client comme un petit oiseau virevoltant et traquant sans relâche une proie insaisissable.

Tout en continuant à travailler, James me surveillait du coin de l’œil alors que je continuais à contempler les posters des joueurs de foot. Il me demandait : « Ki joueur football to pli content ladan? »

Je répondais : « Sa joueur-la, » en pointant du doigt un poster, avant d’ajouter : « Ou kapav coupe mo cheveux pareil kouma pou li ? »

Je restais là un moment perdu dans mes rêveries, me voyant déjà impressionner mes camarades de classe en me présentant devant eux avec la coupe de mon footballeur préféré, et marquer des buts tout comme lui lors des matches de foot dans la cour de récréation.

Sans délaisser le client, James levait la tête pour regarder le poster que je lui indiquais et me répondait : « Talerr mo gett twa. Assize twa enn timama. » Suivant les conseils de James, je prenais place sur une des chaises adossées au mur du salon et regardais en

direction du grand miroir. C’était dans ce grand miroir que tout se passait. On pouvait tout observer à travers la réflexion : le visage du client qui nous tournait le dos, la concentration de James appliqué à son travail, les parents arrivant au salon avec leurs enfants, les gens faisant la conversation, ceux attendant que quelqu’un bouge pour lui prendre sa place. Dans le salon, il y avait toujours le journal du jour qui passait de main en main pendant que les clients attendaient leur tour. Dès qu’une personne terminait de lire et posait le journal, quelqu’un d’autre se précipitait pour le prendre et se mettre à le feuilleter pour trouver un article à lire et se distraire en attendant qu’arrive son tour de prendre place sur la grande chaise.

Lorsqu’on arrivait au salon, il y avait toujours quatre ou cinq personnes assises, attendant leur tour. Quand on était petit, cela nous semblait d’importance capitale de savoir dans quel ordre chaque client était arrivé : qui était le premier, puis le deuxième et ainsi de suite. Nous faisions de sorte de nous souvenir de tous les visages, sachant qu’on devait attendre qu’ils aient fini de se faire couper les cheveux avant d’arriver à notre tour. On dévisageait également chaque nouveau venu, même si on savait qu’on allait de toute façon passer avant eux. Toutefois, tout se déroulait toujours sans aucune contrariété. Lorsque le coiffeur terminait avec un client, il faisait discrètement signe au prochain de s’avancer. Parfois, si le coiffeur se trompait, ce qui arrivait rarement, c’est le client lui-même qui faisait en sorte de ne pas piquer la place de quelqu’un d’autre en disant : « Mo croire sa missié la ti avant moi. »

J’observais tout cela avec un mélange d’émotions, empreint de curiosité et de fascination, mais aussi de fierté d’appartenir à un monde d’adultes. Le salon de coiffure était généralement un lieu de voisinage très fréquenté, surtout les samedis, par les messieurs de différents horizons. On avait l’impression que certains d’entre eux ne venaient pas nécessairement pour se faire couper les cheveux, car ils semblaient être là tout le temps et ne manquaient jamais ces sortes de réunions quotidiennes.  En ce temps-là, il n’y avait pas encore Facebook et de chatroom, le salon de James, c’était là que les hommes se rendaient pour avoir les nouvelles fraîches, pour partager leurs points de vue et ajouter leurs commentaires aux discussions sur la politique, le football, le travail, l’automobile et la famille. On pouvait parler de n’importe quel sujet, des plus philosophiques aux plus banals, car telle la mécanique bien huilée d’une usine qui fabrique la conversation, une fois en marche, elle se nourrissait des sujets les plus divers.

James, comme tout bon coiffeur, avait toujours des histoires intéressantes à partager. Il avait surtout une bonne écoute, ce qui lui permettait d’apprendre beaucoup de choses sur les gens. Parfois, le coiffeur était un ami personnel à qui on pouvait confier ses soucis et partager ses rêves. Il arrivait qu’on entende James dire à un client : « Pa traka, mo pou koz ar mo client mecanicien la. Mo pou dirr li passe gett ou l’auto enn coup. Souvent li vinn dan salon ici.»

Ou alors : « Ounn gagne nouvel ou garson, ou ti dirr moi linn al l’Angleterre non ? Li pé ressi adapté ? » Après le départ du client, James confiait à ses autres clients, avec fierté : « Sa missié la so garson inn al apprann l’Angleterre. Kan garson la ti ferr so batem, zot ti gett mo mem pou raz so latete. »

Il fut un temps où les coiffeurs se déplaçaient à domicile pour couper les cheveux du client ou de différents membres d’une même famille. Certains clients restaient fidèles à leur coiffeur toute une vie, de la première coupe de cheveux à la tombe, littéralement. Il arrivait au coiffeur d’être appelé à couper les cheveux de quelqu’un après son décès, parce ce dernier avait l’habitude de fréquenter leur salon et avait insisté à ce que personne d’autre ne touche à sa tête.

Dans les salons de coiffure pour hommes, les gens ne viennent pas seulement pour se faire couper les cheveux mais aussi pour  se raser et mett dan bataz. Souvent lorsque James terminait avec la coupe des cheveux d’un client, on le voyait aussitôt ajuster l’appuie-tête de la chaise et faire signe au client de se pencher en arrière afin de lui présenter le menton. Il commençait alors à mousser les joues du client avec de la crème à raser. Ensuite, il prenait son rasoir et passait plusieurs coups rapides sur une ceinture en peau qui pendait au mur. Quand j’étais petit, je suivais de près la main de James, et au moment où il approchait son rasoir du cou du client, j’avais toujours cette crainte dans un coin de ma tête de voir sa main glisser et faire mal au monsieur. Mais James en avait vu d’autres au fil des années. D’un geste sûr, il commençait à enlever la mousse du visage de la personne, essuyant régulièrement la mousse accumulée sur son rasoir sur une feuille à partir de la pile de billets de loterie verte sur la table devant le grand miroir.

En deux temps trois mouvements, James eut vite fait de se débarrasser de la petite barbe naissante sur le visage du client. Ce dernier pouvait finalement quitter sa chaise. Comme un patient sorti de la salle d’opération, il semblait soulagé de retrouver l’usage de ses membres et recommencer à bouger et marcher normalement. James donnait une brosse au client pour qu’il puisse enlever les quelques cheveux sur sa chemise et son pantalon pendant que ce dernier lui remettait l’argent pour la coupe et le rasage. Le type jetait un dernier coup d’œil dans le grand miroir pour constater son rajeunissement par rapport au moment où il était arrivé quelques moments plus tôt, puis James l’accompagnait jusqu’à la porte et profitait pour jeter un coup d’œil à l’extérieur comme pour s’assurer que tout allait bien aux alentours.

Finalement, James revenait vers la grande chaise et commençait à la préparer pour le prochain client, c’est-à-dire, moi.  Se tournant dans ma direction, il disait : « Assizé mo gett toi enn coup. »

Ensuite James disait : « Baisse latete ! »

Tout en coupant mes cheveux, James commençait à me faire la conversation.

  • Ki classe to été ?
  • Troisième.
  • To fini ferr l’examen?
  • Oui.

Parfois un des clients intervenait dans la conversation pour dire : « Oui, bann zenfant dan congé la. Kot moi oussi pé ferr zot dezord lakaz la. » 

James lui adressait un sourire tout en continuant à me couper les cheveux. Après un moment, il demandait :

  • To inn passé ?
  • Oui.
  • Ki to inn gagné dan mathématique ?
  • Mo inn gagne A.
  • Anglais ?
  • Anglais ousi mo inn gagne A.
  • Français ?
  • A. Tou sujet mo inn gagne A.
  • To enn bon garson alors. Bien bon, to papa travaille dirr.
  • Toi oussi ferr bon garson, apprann bien.
  • Oui.

Régulièrement, j’entendais James dire : « Pa lévé. Baisse latete. »

Je n’entendais que les ‘tchak…tchak, tchak…tchak’. Puis, finalement James m’enlevait la serviette autour du cou et regardait ma tête, puis le miroir, l’air satisfait. Je levais enfin la tête et regardais à mon tour dans le miroir. Je touchais l’arrière de ma nuque avec la paume de ma main et la sentais lisse comme la peau d’un bébé. Toutefois, je n’étais pas content de ma réflexion dans le miroir. Mes cheveux étaient plus courts que je ne le voulais.

  • Bé li pa pé ressemblé pou footballeur so sévé. 

A ce moment, James me sortait : « Zenfant ki alle lékol, ki apprann, fodré pa ferr lamode. Bizin coupe sévé courte, koumsa kapav lire, apprann bien. »

Je quittais le salon de James et partais rejoindre mon papa avec la ferme intention de lui dire ma déception par rapport à James. Mais rien à faire, James est resté un bon ami de mon papa jusqu’à la fin. Les années ont passé, je n’ai jamais eu la coupe de cheveux de mon footballeur favori, ni le même talent d’ailleurs. Et, un matin, tu te lèves et tu hésites à l’idée d’aller chez le coiffeur, chaque nouvelle coupe te fait réaliser que tes cheveux commencent petit à petit à te quitter. Tu te dis que c’est un peu ça vieillir…

 

 

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