Zwe Boul

En ce temps-là, les enfants jouaient au football dans la rue. Dès qu’ils rentraient de l’école, les jeunes du coin se rejoignaient pour des matches qui duraient jusqu’à la tombée de la nuit ou jusqu’à ce que la maman de celui à qui appartenait le ballon l’appelât pour venir faire ses devoirs.

À cette époque, il n’y avait pas beaucoup de voitures sur les routes, les rues étaient libres de toute circulation. Les enfants plaçaient des pierres, leurs sacs ou leurs vestes roulées en boule en guise de poteaux de but. Lorsqu’une voiture s’approchait, les joueurs bougeaient rapidement les pierres et se serraient contre les murs pour la laisser passer. De la même manière, on s’arrêtait de jouer et chacun gardait sa position, comme lors d’un mannequin challenge, lorsque quelqu’un traversait le terrain pour aller à la boutique. Parfois, si c’était la jolie voisine, les mecs se tenaient tout droit et la suivaient du regard, et l’espace d’un instant le match était oublié.

Au cours du jeu, il arrivait parfois que le ballon atterrisse dans la cour d’un voisin. À ce moment, c’était au garçon ayant effectué le tir d’aller le récupérer, accompagné du propriétaire du ballon. S’il y avait un chien dans la cour, ils restaient devant la porte et criaient : «Madam! Madam!», jusqu’à l’apparition du, ou de la, propriétaire. Il y avait des voisins gentils qui te rendaient le ballon de bon cœur, mais celui qui voyait que la balle avait brisé une vitre de sa fenêtre, se mettait en colère. Il confisquait alors le ballon, ou pire, le crevait à coups de couteau.

S’il n’y avait pas de chien dans la cour, un des gars faisait le guet pendant qu’un autre escaladait le mur. Sinon, le plus petit du groupe avait la possibilité de se montrer utile en se faufilant par un trou dans la clôture pour récupérer le ballon et revenir à toute vitesse. Ses amis, pour l’embêter, criaient : « Madam, get volerr dan ou lakour ! »

Les matches de foot ne se tenaient pas seulement dans la rue : lorsqu’un des voisins avait une grande cour, tout le monde s’y retrouvait pour jouer. Là, il y avait généralement beaucoup d’arbres et un pié papay servait de poteau de but, ou un pié banann, pié longann ou pié mang. Au cours de ces matches, on se retrouvait souvent à courir après le ballon pour faire une talonnade et l’empêcher d’aller sur la route principale. Malgré tout, il arrivait qu’il se retrouve sous les roues d’une voiture, obligeant le chauffeur à freiner brusquement. Le gars le plus grand de taille devait alors se pencher sous la voiture et allonger sa longue jambe pour essayer d’atteindre le ballon du pied. D’autres fois, le ballon atterrissait sur un arbre, il fallait alors, soit grimper à l’arbre ou utiliser une longue perche pour le faire descendre. Et le soir, en rentrant, tu te faisais gronder par tes parents qui t’avaient vu juste au moment où tu escaladais un mur ou grimpais à l’arbre.

Les matches étaient tellement intenses qu’il arrivait qu’un enfant tombe et se blesse au cours de la partie. La maman, tranquillement occupée à ses tâches ménagères, entendait alors un grand cri : « Maaa… », quelques secondes avant que l’enfant ne se présente en larmes : « Ma, monn tombé monn gagne dimal. Gett kouma disang pé coulé dépi dan mo zenou. » La maman le rassurait alors, en lui disant : « Pa enn gro dimal sa, enn ti dimal. Enn timama mo pou mett médecine, li pou fini bien. » Un peu plus tard, après s’être occupée de la blessure, la maman faisait l’enfant s’asseoir sur un banc dans la cuisine et lui disait : « Li pou bien asterr. Pa bizin al zoué avek bann grand, zot pou ferr toi gagne dimal enkor. Ress la, donn moi koudmé pliss zarico pal. »

Dans la cour de l’école, il était également commun pendant la récréation de voir un enfant se diriger vers le bureau du maître d’école, en se tenant le bras, accompagné de son chef de classe qui répondait aux questions des curieux qui les suivaient en procession et demandaient : « Kinn arrive li ? » Il expliquait alors : « So lebra inn foulé. Linn tombé kan nou ti pé joué football. Mo pé amenn li kot médékol. »

Beaucoup de ces jeunes, maintenant adultes, portent encore des souvenirs et des cicatrices des blessures qu’ils ont eues en jouant au foot : certains ont eu des ongles arrachés en manquant un tir en tapant dans une roche, un bout de métal ou le tarmac, d’autres ont eu des enflures et des foulures aux pieds occasionnées par des coups qu’ils ont reçus, et certains ont même eu des fractures à la jambe ou au bras, mais tous en parlent avec une certaine fierté, comme des blessures de guerre. Le fait est qu’on vivait le foot intensément et on s’y engageait totalement.

Lorsqu’on voyageait à travers l’île, on pensait toujours aux divers endroits où l’on pourrait jouer au foot : la cour de l’école, les terrains vagues, les ruelles, les impasses sous un lampadaire idéalement placé, les chemins en pente, sous la boutique, sur le toit de la maison, dans la maison, dans le garage, sur la terrasse, anba latant maryaz entre les jeunes invités, sous le soleil, sous la pluie, dans la boue, sur le sable au bord de la mer. L’envie de taper dans un ballon était difficile à maîtriser et, à un moment, on se laissait aller à jouer des matches pieds nus, ou en savate, en soulié tennis, soulié tanga, soulié maryaz, soulié botinn, soulié Stan Smith, soulié talon, en short, en tracksuit, en jeans, en pantalon gabardine, en pantalon retroussé jusqu’aux mollets, jusqu’aux genoux, jusqu’aux cuisses, en T-shirt, en chemise, en manteau, en chemise ouverte, torse nu avec son pull attaché à la taille.

On jouait à des matches de foot avec boul lapo, boul plastik, boul larkansiel, boul papié, boutey plastik, des bouchons, et même avec des balles de tennis ou de ping-pong ou des ballons de volley et de basket. Certains matches se jouaient à deux, soit entre deux frères, le grand et le petit, ou entre le papa et son fils, entre deux cousins, deux voisins, deux camarades d’école. À deux on jouait piké barré et à trois, on jouait à rayé met goal. Un des trois était le goalkeeper et les deux autres essayaient de dribbler pour tirer vers le but et marquer. À quatre ou plus, les équipes s’organisaient avec des responsabilités de défense et d’attaque. On jouait alors des matches de deux contre deux, trois contre trois, quatre contre quatre, etc. La formule était souvent cinq viré dix fini. Parfois, dans les cours d’écoles, il y avait aussi des matches où une centaine d’élèves se retrouvaient sur un terrain à courir derrière un ballon comme une meute d’affamés, pourchassant celui qui avait le ballon, pour ensuite, une fois l’avoir cerné de toutes parts, effectuer une espèce de danse tribale dans une jungle de pieds et de bras, où pleuvaient, surtout, des coups que le pauvre type prenait dans les chevilles.

Avant les matches, la sélection des joueurs se faisait et chacun tenait à avoir les meilleurs dans son équipe. Le poste de gardien de buts était souvent alloué au plus mauvais joueur de l’équipe, le type le plus gros ou le type qui s’est joint aux autres plus pour faire partie du groupe que pour ses talents de footballeur. Et, comme il portait souvent des verres qu’il enlevait pour jouer, il ne voyait pas grand-chose durant le match et prenait plein de buts. D’autres fois, il montrait peu d’intérêt au jeu et voulait partir avant la fin du match. Une fois au collège, notre équipe a pris un but lorsque le gardien et son défenseur ont quitté leurs postes pour aller cueillir des goyaves dans les buissons derrière le terrain de foot.

Le joueur le plus habile jouait souvent en milieu de terrain de manière à pouvoir à la fois protéger sa défense et monter en attaque pour effectuer des passes et des tirs de loin. Le poste d’avant-centre était souvent occupé par le plus paresseux du groupe, celui qui marquait toujours des buts vey séké ; sur l’aile droite il y avait souvent un type rapide qui courait tout le temps sans jamais se fatiguer ; sur l’aile gauche, un gaucher qui aimait dribbler des joueurs en emportant le ballon loin des limites du terrain, obligeant les autres à rester là à attendre qu’il veuille bien revenir. Il y avait souvent un monsieur d’un certain âge qui venait assister aux matches et à qui on demandait : « Ou pou zwé ton ? Pé mank zwer là. » Il prenait alors place à l’arrière sur les ailes où il gardait bien sa position, faisait des passes précises et se laissait aller à quelques petits gestes techniques au cours du match. À la fin, les jeunes lui disaient : « Ou zwé bien ton, teknik la ankor lamem. Sémenn prosenn ou révini, bizin ou dan lékip-la. » Finalement, comme arrière central, il y avait la grande gueule du groupe qui passait son temps à chambrer l’adversaire et à qui on demandait de surveiller le meilleur joueur adverse, ce à quoi il s’attaquait toujours avec un excès de verve en commettant des fautes, ce qui faisait que les matches se terminaient parfois en bagarre entre les deux équipes.

Ces matches de foot avec nos amis font partie, pour nombre d’entre nous, de nos meilleurs souvenirs d’enfance, l’insouciance d’une époque bénie. Aujourd’hui, les espaces de jeux sont rares, les enfants restent chez eux à s’amuser à des jeux vidéo, ou ils n’ont pas de temps car ils ont à prendre des leçons. Des fois, lorsque tu aperçois des jeunes en train de disputer un match, tu ne peux t’empêcher de t’arrêter un moment pour les regarder et apprécier quelques phases de jeu, et lorsque le ballon sort des limites du terrain, tu as un peu envie qu’il roule jusqu’à toi, afin que tu puisses le renvoyer d’un grand coup de pied et montrer que tu as toujours ta fameuse frappe du gauche.

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