Lavey lane

En ce temps-là, au Nouvel An régnait une ambiance qu’on ne retrouvait pas les autres jours de l’année. Il y avait des couleurs, un feeling, un parfum…

Dans la plupart des cours à Maurice, il y avait des arbres fruitiers et, à cette période de l’année, les pié mang étaient chargés de mangues et les pié letsi couverts de fruits rouges. Toutefois, ce qui marquait le lancement officiel des préparatifs pour accueillir la nouvelle année, c’était le moment où on allait acheter du Pepsi. À cette époque, les boissons gazeuses se vendaient uniquement en bouteilles de verre et, dans chaque maison, il y avait une caisse, souvent en bois, où l’on gardait les bouteilles vides. À l’approche de la nouvelle année, les enfants avaient la responsabilité de chercher les bouteilles dispersées un peu partout, de les compter, les laver pour ensuite les ranger dans la caisse. Chez nous, mon grand frère emmenait ensuite la caisse à bicyclette jusqu’à l’usine de Pepsi et revenait avec une douzaine de bouteilles remplies qu’on plaçait sous le lit ou dans un coin de la cuisine.

Les jours suivants, ma maman sortait tous les objets en cuivre de la maison pour les nettoyer en les frottant sur toute la surface avec une pâte de tamarin. Ensuite, c’étaient les rideaux qu’on enlevait à toutes les fenêtres pour la grande lessive. Petit à petit, on s’attaquait à tout ce qui pouvait être nettoyé. On vidait les étagères, les tiroirs des armoires et les vitrines pour y mettre de l’ordre ; on bougeait les meubles, sans oublier de les nettoyer à l’arrière, on lavait le sol, les murs, le plafond et les vitres à grands coups de brosse, de chiffons et de serpillière. Parfois on repeignait les murs pour donner un nouveau look à la maison. Le nettoyage s’étendait à la cour qu’on balayait d’un bout à l’autre en rangeant les objets qui traînaient et jetant à la poubelle les vieux trucs et les accessoires usés. Malgré la fatigue, ce grand nettoyage était l’occasion pour toute la famille de se retrouver dans un esprit de convivialité, et les enfants étaient plus que contents de pouvoir y participer.

Le nouvel an était une de deux seules occasions au cours de l’année où l’on avait de nouveaux vêtements, l’autre étant lors des mariages familiaux. A cette époque, on n’achetait pas les chemises et pantalons dans les magasins de prêt-à-porter. Quelques jours avant la nouvelle année, notre maman nous emmenait à l’Arab Town de Rose Hill et on arpentait les différents magasins en quête de tissus : d’abord pour les pantalons, ensuite pour les chemises. Il était coutume, mais aussi bien plus simple, d’habiller les enfants de manière uniforme. Ainsi, une fois qu’on trouvait les tissus voulus, on en achetait suffisamment pour obtenir des pantalons pour les deux ou trois enfants de la famille. On se mettait debout et la vendeuse nous mesurait à tour de rôle, de la taille aux pieds, avant de faire de même pour la largeur des épaules et de la longueur du buste. Comme chaque année on achetait nos tissus dans le même magasin, la vendeuse nous connaissait et on l’entendait parfois dire à notre maman : « Bizin prend impe grand, li enkor pé ferr so croissance, li pou grandi enkor sa. » Comme on achetait en grande quantité, elle nous faisait un prix. Elle disait immanquablement : « Bon latoile sa, sa mem pé pliss vendé sa lané la. » Une fois les tissus pour les chemises et les pantalons emballés, on recommençait notre marche cette fois vers un magasin de chaussures pour nous en acheter de nouveaux pairs. L’après-midi, en rentrant du shopping, nous allions chez le tailleur attitré de la famille pour qu’il puisse confectionner nos vêtements. Ce dernier travaillait dans son petit atelier, toujours penché sur sa machine à coudre, un dé au doigt, au milieu de tout un tas de tissus jonchant le sol. Il prenait lui aussi nos mesures, cette fois-ci de manière plus précise, nous faisait écarter les bras et notait les mensurations dans un petit carnet à côté de notre nom. Avant de nous laisser partir, il nous promettait de nous coudre enn zoli linz. Quelques jours plus tard, on allait à nouveau chez lui pour un premier essayage et souvent après quelques petites retouches au niveau des épaules et des manches, il nous livrait nos vêtements la veille du nouvel an.

Finalement, le 31 décembre arrivait et ma maman sortait les draps, les nappes et les rideaux des grandes occasions et on l’aidait à les placer. Les enfants avaient aussi pour tâche de faire briller les poignées de portes et les bras de sofas en les frottant avec de la cire.

On essayait de tout terminer avant que mon papa ne rentre de son travail pour dîner et commencer le traditionnel réveillon. Je me souviens encore de mon premier réveillon du Nouvel An avec ma famille, c’était l’année où la chanson I Just Called To Say I Love You de Stevie Wonder a été votée disque de l’année à Maurice. Comme chaque année, mon papa ne s’était pas couché et avait attendu patiemment l’arrivée du nouvel an en dégustant gajacks, Twisties, fromage et champagne. Mes deux grands frères étaient à ses côtés à lui faire la conversation en se remémorant les événements de l’année écoulée. Quant aux plus petits, fatigués surtout par l’excitation, on allait se coucher afin de se réveiller tôt le lendemain, qui serait le premier jour d’une année toute fraîche.

Mais, vers minuit, mon frère aîné venait nous réveiller en disant : « Hey, I Just Called inn sorti dis de lané. Lévé, nou pou fet nouvo lané la. » Je me souviens m’être réveillé pour me retrouver dans une ambiance hors du temps, tout était différent. À la radio, on entendait Stevie Wonder qui chantait. À l’extérieur, les pétarades avaient déjà commencé. Le moment était rempli d’émotions ; il y avait un sentiment exquis, comme si notre cœur avait soudainement explosé et débordait d’amour pour notre famille, nos amis et nos voisins, et pour l’humanité toute entière en même temps. C’est comme si, qu’avant quelques minutes que minuit ne sonne, toutes les blessures et les rancunes s’étaient effacées. Nous voulions que tout être vivant soit heureux, et nous n’avions absolument aucune négativité dans le cœur envers qui que ce soit. J’imagine que cela doit être assez semblable à ce que l’on doit ressentir quand on atteint le nirvana après des années de méditation.

De nos jours, l’excitation et le sentiment de joie qui étaient associés à la nouvelle année ont progressivement cédé place à un sentiment de vide. Partout, à la radio, dans les journaux, à la télévision et dans nos conversations quotidiennes, nous continuons à entendre parler de choses qui sont parfaites pour le Nouvel An : le set sofa parfait, la télévision à écran plat parfaite, le repas de fête parfait, le champagne parfait, le lieu de vacances parfait. Quelque part en chemin, nous avons perdu la véritable signification des célébrations du Nouvel An, nous avons cessé de célébrer le Nouvel An en termes de personnes qu’on aime, de moments et de sentiments, et avons commencé à célébrer les objets et les biens matériels.

Même si Stevie Wonder commence sa chanson en disant « No New Year’s day to celebrate… », pour moi, I Just Called restera à jamais associé à un de mes souvenirs de réveillons les plus inoubliables. Lorsqu’on s’est fait la bise pour le Nouvel An ce soir-là, nous avions tous des larmes aux yeux, nous ressentions tous un profond sentiment de gratitude et de solidarité les uns envers les autres. C’était le bonheur. L’année suivante, mon grand frère s’est marié, mon petit frère a brillamment réussi ses examens de CPE, mais mon papa est tombé gravement malade…

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