Laboutik sinoi

« Kisann-la pou vinn avek mwa laboutik ? » Lorsqu’on était petit, on se hâtait de répondre : « Mwa ! Mwa ! Mwa ! » à cette question. Accompagner un adulte à la boutique représentait un voyage dans un univers qui nous faisait rêver, et on y revenait toujours avec plein de choses à raconter.

En ce temps-là, il nous arrivait souvent de croiser en chemin des petits enfants récitant, non pas leurs leçons, mais une liste de commissions à acheter : 5 liv diri, 2 liv disik, 1 kar pwason salé, démi bar savon, 2 dizef. Il leur arrivait toutefois de rencontrer un ami en chemin et s’arrêtaient pour bavarder, ou un chien et ils s’arrêtaient pour le caresser, avant de reprendre leur route, et d’arriver à la boutique, incapables de se souvenir de ce qu’ils étaient venus acheter.

Ce qui donnait lieu alors à des scènes comiques : « Mo mama dir ou koumsa donn… 3 liv… délwil ek 1/2 kar diri… »

Ce à quoi le boutiquier répondait : « Délwil pa vandé la liv sa. Ré al lakaz to dimandé bien. »

Dans chaque quartier, il y avait une boutique chinoise à l’angle d’une rue, reconnaissable de l’extérieur par son toit en tôle ondulée. Elle possédait un auvent sous lequel les passants s’arrêtaient parfois pour se protéger du soleil ou de la pluie. On trouvait également sous cet auvent des perrons en pierre ou en béton sur lesquels les clients s’asseyaient et discutaient en buvant une bière. Souvent des publicités vantant des boissons gazeuses ornaient la devanture de la boutique, de même que des capsules géantes en tôle sur les portes. Il y avait à l’entrée une barre de fer avec au bout un crochet qu’on utilisait pour refermer la porte. Les petits enfants accompagnant leur parent à la boutique s’arrêtaient parfois pour jouer avec pendant que le parent faisait ses emplettes.

À l’intérieur de la boutique régnait une odeur de poisson sounouk et de liqueur. Le boutiquier était là, assis derrière son comptoir, au milieu d’une véritable caverne d’Ali Baba d’objets entassés dans chaque recoin. On y voyait des sacs de riz et de grains secs et d’énormes tonneaux d’huile ; derrière lui, des étagères remplies de bouteilles d’alcool et de jus colorés ; une variété d’objets hétéroclites occupaient, eux, les étagères du bas, dont des boîtes de conserve, boîtes d’allumettes, bougies, boîtes de cire Evershine, paquets de cigarettes, aiguilles à coudre, billets de Loterie Verte, eau de Cologne, paille de fer pour récurer les casseroles et ourites secs. Dans un bric-à-brac d’objets rangés ou suspendus, l’œil exercé arrivait parfois à distinguer des cordes de coco, brosses lakaz, savates, balié fatak, arrosoirs et pots de chambre.

Dans la vitrine à côté du comptoir, il y avait des « gâteaux français », makatia coco, tranches de fromage, pains maison ainsi qu’une grosse boîte de beurre à partir de laquelle le boutiquier servait parfois 25 sous diber sur un vieux billet de Loterie Verte aux clients. Au-dessus de la vitrine étaient alignés les uns à côté des autres de grands bocaux contenant des gato lagom, sikdorz, moulkou, gato zorey, pasti limon, baget fromaz, nougat, gato koko, gato dilé, gato kravat, sipek, biskwi sorbé, chewing-gum Hollywood, et même des kafénol zoranz pour quand on était malade.

Dans les autres vitrines, on trouvait des cahiers d’écoles, cahiers de dessin, plumes, crayons, ardoises, « crayons l’ardoise », gommes, taille-crayons, crayons couleurs, billes, élastiques et stickers. On pouvait aussi tir sirpriz et essayer de remporter un des gros ballons exposés dans la boutique à partir de la plaquette surprise où des autocollants cachaient des numéros correspondant aux ballons. Plein d’espoir, on ressortait souvent la mine déconfite lorsqu’on réalisait que le numéro tiré correspondait à un tout petit ballon.

En entrant dans la boutique, on tombait souvent sur le boutiquier en pleine lecture de son journal aux caractères chinois, ou faisant ses comptes sur un boulier en actionnant des billes d’une rangée à l’autre. D’autres fois, on le voyait en train de fabriquer des cornets à partir de vieux journaux utilisant de la farine cuite en guise de colle. On restait là à l’observer avec émerveillement. Avant de servir un client, le boutiquier sortait une sorte de petite pelle en fer-blanc, le plongeait d’un geste calculé dans un des sacs contenant riz, sucre, sel, lentilles ou poudre de lait et remplissait un des cornets en papier avant de le peser sur une balance traditionnelle disposée sur le comptoir. D’autres fois on le voyait ouvrir une boîte de fromage et couper des tranches en forme de triangle que les clients allaient plus tard acheter au détail. De la même manière, il utilisait du fil nylon pour couper une barre de savon en morceaux. Quand on demandait au boutiquier un article rare, il disparaissait par une porte menant à l’arrière-boutique et revenait après un long moment avec la marchandise demandée emballée dans un vieux papier jauni. Autant d’activités qui se passaient dans laboutik sinwa et préservaient son aspect mystique.

En ce temps-là, il n’y avait pas encore de grandes surfaces ou d’hypermarchés climatisés, et laboutik sinwa, qui proposait toutes ces denrées alimentaires et articles de première nécessité, était l’endroit où on allait pour les courses de fin de mois. Avant de se rendre à la boutique, le chef de famille faisait une liste dans un petit carnet rouge pou al asté komision. Le fameux carnet ration était ensuite remis au boutiquier et ce dernier additionnait les prix correspondant à chaque article ; on voyait alors le visage du papa s’assombrir et on l’entendait dire : « Si li vinn boukou tir bwat Nestum-la ladan » ou « Finalman, les li, mo pa pou pran bwat fromaz sa mwa-la. »

La boutique faisait aussi office de banquier pour les ti-dimounn qui pouvaient acheter à crédit et payer à la fin du mois. La scène se passait alors de cette manière :

– 5 liv diri, 2 liv disik, 1 kar poisson salé, demi-bar savon, 1/2 kar lit delwil, 1/2 liv disel, 1/2 liv lanti, 1 liv dilé, 2 liv lafarinn, 1 boul tamarin, 1 bout pwason salé, 2 dizef… sa fer Rs 147.25 sous.

– Mo mama dir ou met li lor kont.

– Bé kont dépi avan la kan pou payé?

– La fin dimwa kan mo papa gagn kas. Donn mwa enn napolitenn touzour.

La boutique était aussi l’endroit où l’on pouvait caler un petit creux avec la moitié dipin ek 10 sou diber le matin avant de se rendre à l’école ou, pour ceux travaillant dans le coin, enn dipin sardinn ek pima confi à midi accompagné d’une chopine de Coca décapsulée par le boutiquier d’un geste sec sur l’ouvre-bouteille installé à cet effet.

Les boutiques étaient ouvertes tous les jours, sauf le dimanche où elles fermaient à midi. Toutefois, une fenêtre restait exceptionnellement entrouverte sur le côté, et les clients pouvaient, en cas d’urgence, appeler le boutiquier pour être servi à travers le grillage. « Komi, sorry mo déranz ou, ou kapav fer mwa gagn enn lit Pepsi ar ou, konpanié inn vinn lakaz kot mwa la, péna nanyé pou servi. » Et même parfois tard le soir : « Kouran inn koupé kot mwa, fer mwa gagn dé labouzi ar ou. »

Le soir, la boutique devenait un lieu de rencontre dans le quartier avec le coin buvette où les hommes se retrouvaient autour d’un petit verre larak et des gajaks après le travail. Il y avait aussi ceux qui préféraient boire un coup sec au comptoir dans un petit gobelet en métal utilisé comme unité de mesure, d’autres se faisaient remplir une topette de rhum qu’ils emportaient à la maison. La boutique restait néanmoins un endroit convivial, une échappatoire au travail et aux ennuis, un lieu grouillant de vie, qui ramenait les différentes communautés ensemble pour parler, se confier et discuter de foot, de politique, de courses hippiques, tout en se tenant au courant de ce qui se passait dans le quartier.

Avec le progrès et le développement, ce patrimoine de la culture mauricienne a commencé à disparaître et, avec lui, l’âme de nos quartiers. Et on s’est mis à regretter le bon vivre-ensemble letan lontan ki napli vann dan laboutik…

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