Cyclonn class 4
Toutes les histoires ne commencent pas par «Il était une fois…» Lorsqu’on était petit, elles commençaient souvent par «tint tint tint tint… tint tint tint tint». Quand on entendait ce générique à la radio, on s’approchait pour écouter avant de courir avertir tout le monde en criant à haute voix : «Enn siklonn pé vini… dan radio pé dir éna siklonn…»
Les enfants étaient ceux qui suivaient de plus près les différents bulletins de cyclone à la radio, surtout au début. Lorsqu’on entendait «Mauritius mé darjé do ki toufann», c’était l’explosion de joie car cela voulait dire qu’on venait de passer à la classe 2, donc les écoles allaient fermer et on allait avoir quelques jours de congé. Pour les parents, cela voulait dire que «siklonn-la pé vini vrémem, bizin asté labouzi tansion kouran koupé».
A la classe 2, il fallait aussi «désann léma La Réunion». En ce temps-là, sur la plupart des maisons, il y avait deux antennes : celle pour la MBC, qui était petite, en forme de sapin, et celle de RFO, qui s’étendait en hauteur et était la plus à risque lorsqu’il y avait les vents cycloniques. Le tuyau de l’antenne était retenu par 3 ou 4 fils attachés aux extrémités du toit de la maison, ce qui rendait la tâche de la descendre particulièrement difficile. Il fallait qu’une personne relâche un à un les fils pendant qu’une autre soutienne l’antenne tout en inclinant progressivement le tuyau pour finalement arriver à l’allonger complètement sur le toit.
À mesure que le cyclone s’approchait, il fallait aussi penser à renforcer sa maison. Ceux dont les maisons étaient en tôle devaient placer des briques sur les feuilles de tôle pour ne pas qu’elles s’envolent. Il fallait renforcer les fenêtres un peu branlantes en les clouant avec des planches. Des réparations étaient aussi effectuées à la hâte là où il y avait des fuites pour ne pas que l’eau des grosses pluies entre dans la maison et inonde partout.
À la radio, on commençait à annoncer la liste des centres de refuge pour abriter ceux dont les maisons n’étaient pas suffisamment solides et risquaient de céder durant la nuit. Les enfants écoutaient attentivement afin d’entendre le nom de leur école, confirmant qu’elle servira comme centre de refuge et restera donc fermé. Les adultes prenaient note de ces centres de refuge mais préféraient toutefois attendre pour voir si effectivement il y aurait une classe 3 ou une classe 4 avant d’abandonner leurs affaires pour aller dans les écoles. Certains qui habitaient dans des maisons en tôle, avaient parfois la chance d’être accueilli pour la nuit, par des voisins qui avaient des maisons de béton qui faisaient montre d’un bel esprit de solidarité.
À la classe 3, mon papa rentrait à la maison. Partout les commerces et les bureaux fermaient quelques heures avant que les bus ne s’arrêtent de rouler. Une fois à la maison, mon papa avait tout juste le temps d’aller à la boutique du coin pour acheter des piles pour la petite radio. C’était d’importance capitale afin de pouvoir continuer à écouter l’évolution du cyclone même en cas de coupure de courant.
Il achetait aussi de l’huile et de la farine pour que ma maman puisse faire des faratas. Une des bonnes choses qu’apportait un cyclone, en plus des jours de congé et la pluie pour les plantations, était bien le plaisir de pouvoir manger un bon cari poul dan masala avec des faratas, en famille. Après le repas, parfois mon papa et mes grands frères jouaient au domino ou au carrom pour passer le temps, tout en se tenant au courant de tout ce qui se passait à travers l’île grâce aux nouvelles que nous apportait la radio. Dehors le vent devenait de plus en plus fort. Les enfants regardaient à travers la vitre et, de temps en temps, se retournaient pour crier : «Zot inn trouv sa divan-la kouma for?»
Dans la cour on avait un grand manguier qui en décembre était toujours couvert de mangues. On avait aussi un jambalaquier rempli de jambalaques rouges. En ces périodes de cyclones, le sol était immanquablement couvert de mangues d’un côté et de jambalaques de l’autre. Les gens qui passaient en chemin se faisaient une joie de s’arrêter pour ramasser des fruits et se remplir les poches avant de partir.
À la classe 4, il n’y avait plus d’électricité. On allumait des bougies qui faisaient apparaître des ombres géantes sur le mur. Les enfants allaient se coucher et se couvraient la tête sous les draps et se racontaient des histoires avant de dormir. Quant aux adultes, ils veillaient jusqu’à fort tard à la lueur des bougies en écoutant la petite radio pile qui donnait les nouvelles dans tous les coins de l’ile tandis que la speakerine de service essayait, de sa voix douce et réconfortante, d’accompagner et de rassurer toute la population durant toute la nuit.
Pour passer le temps, les adultes se racontaient des histoires eux-aussi, mais pour eux, c’était des histoires des grands cyclones qui ont visité l’île, dont Carol et Gervaise. On les entendait dire : «Siklonn Carol, sa ti enn extra siklonn sa. Boukou lakaz ti krazé, komié zour pa ti éna kouran.” “Gervaise ousi ti bien for. Bann lakaz ti an béton lerla, li finn fer mwin déga.» Carol, Gervaise et Hollanda sont les noms qui reviennent sans cesse dans les conversations lorsqu’on parle de cyclones et alimentent les discussions par rapport à la force de leurs rafales et les dégâts qu’ils ont causés, marquant à jamais la mémoire des Mauriciens.
Chez des familles qui élevaient des animaux, ils devaient de temps à autre aller voir si leurs vaches, poules et cabri étaient bien à l’abri. Des fois, les écuries et poulaillers étaient gorgés d’eau, il fallait bouger les animaux et pour les emmener sous la varangue de la maison pour la nuit.
Parfois les enfants se réveillaient au milieu de la nuit pour entendre le bruit effrayant que faisait le vent à l’extérieur. On s’efforçait néanmoins de faire de beaux rêves, tout content d’avoir eu un ou deux jours de congé. Le matin, en se réveillant, on se précipitait dans la cuisine pour demander à ma maman : «Siklonn fini alé? Pou éna lékol azordi?»
Entre-temps, mon papa et mes grands frères, déjà réveillés et partis faire un tour, rapportaient des nouvelles : «Tol finn anvolé dépi lor lakaz», «Pié papay inn tonbé dan lakour », «Gro difil kouran inn kasé kot laboutik», «Kanal ki pas kot lékol-la inn débordé».
Pour mon papa, il y avait une autre urgence, il fallait tout de suite se rendre à son travail pour constater les dégâts que le cyclone avait laissé derrière et faire aussitôt les réparations pour que le travail puisse reprendre au plus vite. Quant à nous, il fallait commencer le grand nettoyage ; enlever les branches qui sont tombées, balayer et ramasser les feuilles, laver la maison à grande eau et tout essuyer avec un sifon souy lakaz.
Et finalement, mes grands frères montaient sur la maison pour redresser les antennes et replacer fièrement léma La Réunion sur la maison. Toutefois, si jamais les fils électriques étaient cassés, on devait guetter chaque jour le passage du camion CEB pour rétablir l’électricité afin de pouvoir regarder notre série, L’homme qui valait 3 milliards.
Petit à petit, la vie reprenait son cours, jusqu’au prochain générique, «tint tint tint tint… tint tint tint tint».